De l’urgence du renouveau du Forum Social Africain
Par Samir ABI
L’Afrique a été le continent le plus prompt à répondre à l’appel de Porto Alegre. Tant la situation sur le continent était alarmante au début des années 2000. La précarisation avancée des populations malnutries, les carences au niveau économique, le surendettement et la résurgence de guerres asymétriques ont gardé le continent dans une posture attentiste de l’aide internationale pour construire son développement. Les populations quant à elles éprises de changement et malgré les échecs des mobilisations des années 90 pour l’émergence démocratique et le respect des droits et libertés, rêvaient de rompre avec le système mondialisé injuste qui les oppriment. Le contexte était assez favorable à l’émergence de mouvements sociaux de contestation du néolibéralisme ambiant. Les catégories de la population qui se sont le plus illustrées alors dans cette tâche ont été le mouvement syndical, le mouvement paysan et le mouvement étudiant, victimes des politiques d’austérité des institutions financières internationales. L’espace du forum social va ainsi permettre aux résistants de tous les pays de s’unir comme une réelle force de contestation à la pensée unique, prônée par la mondialisation néolibérale. Une autre Afrique était possible dans un monde en changement.
Cette réalité des luttes pour la survie a été rattrapée par le grand business des Objectifs du Millénaire pour le Développement (OMD). Au-delà des 8 objectifs cités et prônés à tout vent par les institutions onusiennes pour faire changer le destin des populations au Sud, les OMD ont énormément servi à alimenter, voire corrompre, des noyaux de la société civile, ou à récupérer des mouvements de lutte de transformation sociale en les formalisant en Organisation Non Gouvernementale (ONG). L’espace du forum social au niveau africain comme à l’international s’est ainsi vu plongé dans des débats stériles entre les tenant d’une réforme radicale et d’une réforme modérée du système oubliant que chaque seconde était fatale pour les populations. Les émeutes de la faim et les mouvements citoyens qui ont surgi ces dernières années en Afrique du Nord et en Afrique subsaharienne n’ont guère changé la donne. Au moment où l’essoufflement de tout l’espoir né du forum social est perceptible sur tous les continents, alors que le forum économique de Davos continue à aiguillonner le système néolibéral, aux yeux des acteurs sociaux africains il parait plus qu’important de garder toujours la flamme des mouvements sociaux pour la transformation sociale tant les défis qui se posent à l’heure actuelle à l’Afrique l’exige.
Le défi politique
Là où la victoire du système néolibéral mondialisé est le plus éclatant sur le continent est au niveau politique. Depuis la décennie 90 un nouveau corps d’élite domine la vie politique en Afrique, les « Venus de Washington ». Ils sont souvent passés par les Institutions financières internationales et y ont fait une carrière remarquée. Ils bénéficient d’un beau réseau de soutien dans les milieux de la finance et s’en servent comme carte de visite pour faire miroiter le développement aux populations. Et ils ont réussis à conquérir le pouvoir sur le continent et à le conserver depuis un quart de siècle. Les chefs d’Etat Africain ne font nullement mystère de leur allégeance au système néolibéral mondialisé. Ceux qui ont osé un tant soit peu défier l’establishment se sont vite retrouvés, comme dans le bon vieux temps des années de lutte contre le communisme, confrontés à des rebellions internes. Les plus chanceux ont fini à la Cour Pénale Internationale et les moins chanceux assassinés. Contrairement aux mouvements sociaux sud américains qui ont pu faire arriver au pouvoir certains des leurs et entamer une certaine ouverture sociale, les mouvements sociaux africains ont failli par leur stratégie de changement sans perspective réelle. Le résultat en est une emprise prononcée du fonctionnement néolibérale sur la vie des sociétés africaines dans les villes comme dans les campagnes. Et pour beaucoup de jeunes sur le continent, il n’y a plus d’alternatives possibles lors des élections qui voient victorieux celui qui aura le plus distribué d’argent, de cadeaux divers et non les meilleurs programmes de société.
Le défi culturel et intellectuel
Au centre de la crise du continent se trouve les intellectuels africains. La faillite de ces derniers ne peut laisser indifférent tant cela sonne comme une trahison. Une trahison surtout de ces paysans qui par leur labeur sous le soleil et avec des outils rudimentaires ont subventionné les écoles et les universités pour la formation des « élites ». Les intellectuels d’Afrique sont devenus les bourreaux de leurs classes paysannes par leur prétention de tout savoir et leur peu d’écoute aux réalités du monde rural. La modernisation forcée, l’appât du gain facile par la rente du développement et les ambitions politiques ont faussé les relations des élites au sommet avec les communautés dites à la base. Cette hiérarchisation sociale ne se limite plus juste à la simple acquisition d’un diplôme mais de plus en plus aux études effectuées dans une université européenne ou américaine. Au haut de l’échelon sociale en Afrique se retrouve aujourd’hui une diaspora d’intellectuels formatée à la pensée de l’occident triomphant et ayant perdu le sens et certaines des valeurs des terroirs.
Et entre deux mondes restent ces élites, diplômées des universités africaines, envieuses de l’élite « venue d’occident » et luttant désespérément pour garder des postes administratifs acquis de dure lutte dans un bureau climatisé ou non et ne pas revenir à la base dans ces villages où l’eau buvable reste celle de la rivière. Loin d’eux le souci de mobiliser les couches sociales africaines, à l’éclairage des connaissances acquises sur les bancs scolaires et de leur connaissance du terroir pour un réel auto-développement, basé sur les potentialités et la belle capacité d’innovation pour la survie des populations africaines. Le sacrifice qu’exigerait une telle activité fait tant peur qu’il est plus facile de se réfugier dans la rente de l’aide publique au développement et dans les stratégies de développement toutes pensées depuis New York, Paris ou Pékin qui alimentent le système des Nations Unies et les ONG au Nord comme au Sud. Ils permettent ainsi à ceux que se répandent sur le continent, des cultures de développement d’ailleurs et des modes de vie non durable pour notre planète.
Le défi économique
Ces derniers mois ont vu se multiplier les forums économiques avec l’Afrique ou des tournées économiques de leader de pays dits « développés ». Au-delà des traditionnels sommets « France Afrique » ou « Europe Afrique », les dirigeants africains étaient invités en Août 2015 à Washington, en décembre 2015 à Johannesburg par la Chine, en janvier à Charm el Cheikh et ont eu droit à des visites intensives d’Erdogan de Turquie et d’autres. Cet intérêt renouvelé pour un continent qui pourtant est supposé ne faire que 2% du commerce mondial, tout en fournissant la plupart des matières premières nécessaires aux industries du monde, peut étonner. Les analystes économiques y vont à cœur joie vendant le rêve de l’émergence aux pays africains dans les quinze prochaines années. Le modèle asiatique des dragons aura donc de beaux jours à vivre prochainement en Afrique. La croissance mondiale dans le futur serait donc africaine, continent dit encore « vierge » plein de ressources et attirant toute la convoitise au niveau, aussi bien des puissances étatiques, des financiers, des industriels (Bolloré…) que des philanthropes intéressés (Fondation Bill et Melinda Gates…). La course à l’accaparement des ressources sur le continent, vu pour beaucoup comme une recolonisation, va de pair avec un renouveau du surendettement, après les programmes « généreux » d’annulation de dette au titre de l’initiative Pays Pauvre Très Endetté (PPTE). Le défi de la résistance face à la recolonisation du continent par le monde économique et la finance internationale reste l’épine dorsale de toutes les mobilisations à venir.
Le défi social et sécuritaire
Les conflits en Afrique ont souvent été présentés aux yeux du monde comme des confrontations tribales, ethniques ou religieuses, fruits de la cohabitation difficile de populations réunies de force par l’opération coloniale de l’Europe sur le continent. La dimension sociale de ces crises a toujours été occultée. La même analyse n’a plus cours face à la propension actuelle aux actes terroristes sur le continent qui voient en première ligne les peuhls, les touaregs et tant d’autres couches des populations africaines laissées pour compte par les pouvoirs publics, dans leurs programmes successifs de développement ou d’émergence. La marginalisation va de paire avec la précarisation des populations. N’ayant pas de part dans la répartition des ressources nationales, les populations se radicalisent et vont gonfler le lot des candidats aux suicides. Autant en effet se suicider dans l’espoir d’un paradis hypothétique que de vivre dans un taudis en tôle de zinc laissant passer continuellement le soleil, une cabane inondée à chaque pluie, à la solde de moustiques, de maladies de toutes sortes et le ventre toujours affamé face aux cités résidentielles dont les buildings se multiplient. Il n’y a rien de pire qu’une jeunesse qui a perdu l’espoir en tout avenir, tant l’éducation, la santé, l’alimentation et même la vie amoureuse lui est rendue difficile, par le système de l’argent et du marché roi. Redonner l’espoir d’une justice sociale par une transformation sociale pacifique, un autre défi impérieux pour un renouveau du forum social en Afrique.
Au bout de l’ancienne corde
Le renouveau espéré pour le Forum Social Africain se doit de se nourrir des legs historiques des mouvements sociaux successifs ayant marqué le continent depuis la période de la colonisation. La résistance à l’oppression et à la domination du système politico-économique international a toujours été une constante sur le continent, bien que souvent occulté par le système éducatif, hérité de la période coloniale et l’industrie culturelle sur le continent, tournée vers les phares de l’occident. La jeunesse africaine se retrouve toujours dans ces figures peu valorisées dans les écoles et universités qui à un moment ont redonné la fierté à ce continent. L’évocation des Thomas Sankara, Amilcar Cabral, Lumumba, Steve Biko, Mehdi Ben Barka etc. permet de faire vibrer encore les cœurs d’une jeunesse et de garder toujours la flamme en cette lutte qui libérera un jour tout un continent.