TOGO : Une pratique de l’éducation à la citoyenneté en Afrique
Par Samir ABI
Kovié, 40 km de Lomé : dans ce village de 5 000 habitants, l’un des problèmes majeur est l’accès à l’eau. Sollicité de toutes parts, et face à cette situation préoccupante, l’Etat, par le biais de la Francophonie, a finalement pu obtenir des fonds pour la réalisation d’une dizaine de forages dans la localité, à condition que le village soit impliqué dans certains travaux manuels, notamment pour creuser les fosses. Deux ans après l’octroi des fonds, toujours pas de forage dans la localité, faute de pouvoir mobiliser les villageois pour la réalisation du projet. Un exemple parmi tant d’autres projets avortés, dans ce petit pays d’Afrique de l’ouest, faute d’une implication citoyenne suffisante pour leur réalisation. Depuis la fin des années 90, l’érosion de l’engagement des citoyens togolais dans la réalisation de projets sociaux est de plus en plus sensible.
La fin de vingt ans d’oppression marqués par un régime militaire qui maintenait l’adhésion des populations à ses projets par la peur, sans une réelle éducation à l’engagement citoyen, a semblé libérer les citoyens de leurs obligations sociales pour la construction du pays. Autrefois reconnue pour la propreté de ses rues grâce aux opérations « Lomé Ville Propre » de balayage citoyens des rues et à la forte présence des services d’hygiène – qui, sous la dictature, avait un fonctionnement quasi policier, sans une réelle éducation à l’environnement – la capitale togolaise a vu se développer depuis peu plusieurs rigoles et des décharges publiques dans son centre ville. Ces faits multiples ont suscité un réveil citoyen chez nombre d’acteurs de la société civile qui ont plaidé pour un retour à une éducation citoyenne gage d’un meilleur entretien des biens publics et du bien commun.
Éducation à la Citoyenneté : une pratique traditionnelle en Afrique
Il faut noter que l’éducation à la citoyenneté était pratiquée dans les sociétés traditionnelles bien avant la création des entités étatiques avec la colonisation. Dans les villages, elle reposait sur l’autorité des vieux qui avaient pour mission de conduire les nouvelles générations dans les différentes phases de leur croissance en leur inculquant les valeurs de solidarité liées au clan et le respect des coutumes communautaires pour éviter des drames dans la société. Les dieux de la « Nature » étaient aussi mis à contribution pour ainsi permettre le respect de la terre nourricière et de la forêt protectrice dont l’usage était conditionné par une multitude de cérémonies liturgiques qui constituaient autant de pratiques éducatives quant au respect de la nature.
Dans des sociétés où l’oralité était dominante avec une forte propension à l’expression artistique manuelle, les contes, les proverbes, les chants, les danses et la représentation par la sculpture (usage de marionnettes) servaient comme méthodes d’éducation citoyenne. Une parenthèse pour expliquer la pratique de l’éducation à la citoyenneté par la danse dans les sociétés traditionnelles d’autrefois : au moyen de l’expression corporelle, les sociétés traditionnelles avaient conçu des programmes d’éducation par groupe d’âge et par sexe. Les garçons apprenaient l’agilité et le courage à avoir en temps de guerre (les guerres étaient fréquentes dans les sociétés traditionnelles), tandis qu’étaient transmis aux filles l’art de la séduction et l’éducation sexuelle. L’héritage légué par des siècles de pratique d’éducation à la vie en communauté dans les sociétés traditionnelles africaines a progressivement perdu de son importance avec la colonisation et l’avènement de « l’école nouvelle ».
L’Education à la Citoyenneté dans l’école nouvelle
Dans la réforme de 1975, première et seule réforme que le système éducatif togolais ait connu, « l’école nouvelle » avait pour finalité de : « former des citoyens togolais en phase avec la modernité et [de les] intégrer dans la vie active. » Par conséquent, l’école devait se transformer en une institution « démocratique adaptée aux enjeux du développement auxquels doit faire face le pays.» Cette réforme venait rompre avec le système éducatif hérité de l’époque coloniale qui avait comme finalité première de former des serviteurs fidèles à la France et parlant « le français du Français, le français français, le Français de France » (Léon Gontran Damas, Pigments, 1937). Pour ce faire, la méthode du « signal » était utilisée pour dénoncer tout élève osant parler sa langue maternelle et des châtiments corporels au fouet étaient de règle pour enseigner les valeurs de la servilité à la nouvelle patrie et assimiler la population aux valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité. La « morale » était une des matières importantes du curricula dans la mesure où il fallait enseigner aux serviteurs à ne pas voler et à respecter l’autorité du colon et de Dieu.
En voulant couper avec ce système par une école nouvelle, la réforme du système éducatif togolais de 1975 avait pour ambition de remettre les pratiques locales au centre de l’éducation pour former des citoyens en phase avec leur culture, les traditions africaines et les rendre acteurs d’un développement endogène. Réforme ambitieuse et malheureusement vite enterrée, qui a pourtant donné naissance à l’enseignement de l’éducation civique à l’école. Le contexte de l’époque a vite transformé l’éducation civique dans les écoles togolaises en « éducation politique », avec le souci de former des militants du parti unique à penser dans le même sens, sans esprit critique, et à les vouer au culte du guide suprême, fondateur du parti. La pédagogie de la peur n’a donc guère servi à former des citoyens.L’avènement de la démocratie au début des années 90, marquée par de nombreuses violences et de nombreuses atteintes aux droits humains, a permis d’évaluer l’échec des pratiques d’éducation civique et politique des années antérieures.
L’après 90 ou de l’éducation citoyenne à la sauce associative
Face à ces violences répétées contre les biens publics et les personnes sous prétexte de l’exercice de la démocratie et suite au constat patent de l’échec des pratiques antérieures d’éducation civique dans les écoles, l’Etat avec l’appui des bailleurs de fonds étrangers va procéder à une mise à jour de l’enseignement de cette matière dans le système éducatif et faire naitre des modules de formation civique dans les médias publics en 1997. Cette nouvelle éducation civique permettait d’aborder dans les salles de classe les valeurs de la citoyenneté, la pratique de la démocratie, le respect du bien commun, la liberté d’expression, la diversité ethnique, religieuse, politique… La volonté des autorités politiques et administratives de promouvoir cette nouvelle démarche dans les programmes scolaires s’est vite heurtée au manque de moyens didactiques et à l’insuffisance de ressources humaines dans le corps enseignant pour mener à bien cette action. Pour compléter la démarche de l’Etat, des acteurs de la société civile vont être mises à contribution.
Interdites sous la dictature, les associations vont naître à l’avènement de la démocratie comme une nuée de sauterelles. Elles vont se développer dans les établissements scolaires, universitaires et dans les quartiers. De plus, des initiatives d’éducation à la citoyenneté vont voir le jour sur divers sujets de développement, de santé publique et de droits humains. La nécessité de faire de la prévention sur le VIH-SIDA pour freiner l’expansion de la maladie au sein de la population va permettre le développement de nombreux outils pédagogiques sur le sujet et ainsi enseigner aux acteurs de la société civile de nouvelles méthodes d’éducation populaire. Par la suite, l’éducation par les pairs va être valorisée et largement utilisée par bon nombre d’associations pour sensibiliser les jeunes en milieux scolaire et universitaire sur les questions liées aux droits des enfants, à la culture de la paix, à l’environnement…
Bien que des méthodes innovantes de formation aient été mises en œuvre dans ces initiatives, les pratiques d’éducation à la citoyenneté restaient peu participatives. Comme conséquence, l’engagement citoyen n’a jamais suivi malgré les nombreuses actions financées sur le terrain. La peur demeure encore forte dans les mentalités, et la méfiance, par rapport à l’autorité, empêche une réelle éclosion de citoyens togolais critiques et libres de leurs actions. En outre, bien des thématiques liées à la mondialisation économique et à la citoyenneté internationale étaient absentes des initiatives prises par la société civile. Une nouvelle approche va ainsi naître pour palier à ces insuffisances.
Le jeu comme outil d’éducation à la citoyenneté et à la solidarité
« C’est au bout de l’ancienne corde qu’on tisse la nouvelle » (Proverbe). La réflexion sur les pratiques d’éducation à la citoyenneté dans les sociétés traditionnelles va aboutir à un retour en force d’une démarche basée sur l’oralité et l’usage du conte, des proverbes, des chants et des jeux de société comme outils pédagogiques. L’approche par le jeu comme outil d’éducation à la citoyenneté et à la solidarité au Togo est née de la rencontre entre jeunes togolais et jeunes du nord en quête de meilleures façons possibles d’impliquer activement la jeunesse dans les défis auxquels fait face notre village planétaire actuellement. De cette rencontre vont naître les premières animations de jeux d’éducation à la citoyenneté et à la solidarité conçus en France et en Belgique et adaptées aux réalités togolaises.
L’approche par le jeu a pour avantage de susciter une implication active des participants aux animations éducatives sur la citoyenneté. Acteurs de leur propre formation, les participants représentent facilement leurs réactions citoyennes quotidiennes dans de nombreuses situations et réalisent en « Off » la maladresse de certaines de leurs actions citoyennes. Cette approche a également pour avantage de toucher aux différents types de savoir (cognitif, affectif et psychomoteur) de façon ludique et collective. Pratique qui rentre entièrement en phase avec les formes traditionnelles d’éducation à la citoyenneté en Afrique où les actions éducatives étaient construites dans le mouvement, l’imaginaire et l’interaction dans le groupe. La pratique des jeux étant commune à toutes les sociétés et à tous les âges, l’approche par le jeu permet une interaction culturelle et inter générationnelle de façon horizontale et ainsi une mutualisation des connaissances sans relation maître élève.
L’expérimentation de cette approche dans le quartier de Tokoin-Gbonvié à Lomé, a permis de développer une dimension « éducation populaire » au sein des actions du comité de développement du quartier. Les jeunes de ce quartier ont ainsi contribué à améliorer, durant les vacances d’été, la salubrité de leur zone de résidence en impliquant leurs parents et les autorités du quartier grâce à un programme de « vacances citoyennes » liant des animations de jeux d’éducation à la citoyenneté avec des actions solidaires de terrain. La pratique de cette approche est certes encore trop nouvelle pour évaluer tout l’impact et la portée de ce mode d’éducation à la citoyenneté sur le développement local et l’engagement des jeunes Togolais comme acteur de changement social, mais une chose est sûre: « Aux pratiques éducatives bien pensées, la valeur n’attend point le nombre des années. ».
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