La malédiction des frontières
Par ABI Arafat, Juriste
En hommage à tous les naufragés en quête d’une terre promise. A vous, Martyrs de Lampedusa…
Physiques, naturelles, culturelles, artificielles ou symboliques, les frontières continuent, contre toute attente, de fragmenter les sociétés, et de bousculer les espoirs. Elles partagent les peuples et les cultures autant qu’elles les rassemblent et les préservent .Certes, elles sont source de paix, mais les frontières génèrent souvent des guerres et constituent des espaces d’échanges et de rencontres. Entre menace et protection, elles cristallisent « deux manières de se perdre ».
Contrairement aux connaissances que l’on ingurgitetelles des vérités religieuses lors d‘une formation juridique, une chaîne de montagnes ou un cours d’eau ne suffisent pas à instituer la séparation entre deux pays. De fait ou de droit, toutes les frontières ont été tracées par l’homme, définies au terme de guerres et de négociations et fixées dans des traités. Dès le XVe siècle, à Tordesillas, les colonisateurs portugais et espagnols s’entendirent sur un partage du monde. Quatre siècles plus tard, à Berlin (1885), 14 pays européensredessinèrent la carte de l’Afrique, au mépris des réalités locales et au prix d’un découpage arbitraire de géomètre qui continue de fragiliser le continent. Puis, vint le traité de Sèvres en 1920, entre les Alliés et l’Empire ottoman, quand les premiers, vainqueurs de la première guerre mondiale, organisèrent le dépeçage de l’Empire ottoman et établirent leurs mandats au Proche-Orient, divisant les populations, créant ainsi des clivages artificiels. Même les mers, plus tard, ont eu besoin de leur convention : à Montego Bay, en 1982, l’Organisation des Nations Unies (ONU) a défini les règles du partage des eaux territoriales, afin d’en finir avec un désordre qui profitait surtout aux nations riches ; lesquelles ont longtemps refusé de ratifier le texte.
En fait, les frontières sont si peu naturelles que les États éprouvent souvent le besoin de les matérialiser. Et ils ont trouvé toutes sortes de moyens pour y parvenir : ériger des murs, dresser des barrières ou tendre des fils barbelés.
Frontière comme moyen de division
Quand il est apparu au XIIIe siècle, avant qu’il ne désigne la délimitation entre deux États, le mot « frontière » désignait la ligne de front établie par une armée. Cette étymologie militaire ne s’est jamais démentie. A travers les siècles et les continents, souverains, rois et autres empereurs ont tenté de conquérir par la force de nouveaux espaces ; Hannibal et César en sont forts évocateurs, car la taille d’un royaume fut longtemps le critère principal pour apprécier sa puissance.
De nos jours, l’extension territoriale n’est plus une fin en soi. La plupart des conflits frontaliers, qu’ils soient violents ou diplomatiques, portent sur des régions précises. Celles qui recèlent d’importantes richesses naturelles, ou qui, à l’image des îles Kouriles, occupent une position stratégique. L’affaire du Sahara Occidental entre le Maroc et l’Algérie en est également une forte illustration. Toujours plus pressante, la course aux matières premières a ainsi transformé le Proche-Orient, l’Afrique et, plus récemment, l’Arctique en zones de friction.
Frontières et guerres sont si intimement liées que les premières peuvent servir à qualifier les secondes. Ces deux notions se recouvrent presque. Quand un conflit se déclenche entre deux pays limitrophes, comme ce fut le cas entre le Pérou et l’Équateur, on parle de guerre internationale. S’il a pour théâtre un seul et même État, c’est la guerre civile. Soitdes populations s’affrontent par rivalité religieuse, communautaire ou politique ;soit une fraction armée tente de s’emparer du pouvoir ; soit, comme au Soudan, au Mali, en Centrafrique, en République Démocratique du Congo, ou encore au Kurdistan, une partie de la population, parfois opprimée, revendique son indépendance, et espère de nouvelles frontières. Frontière synonyme de guerre.
Frontières comme moyen de protection
Dans un système économique mondialisé qui place les États en concurrence les uns avec les autres où trouve-t-on les travailleurs les moins bien payés ? Les syndicats les plus inféodés ? Au-delà des frontières.
Mais les frontières peuvent également faire office de barrières de protection contre les délocalisations, le dumping social ou la main-d’œuvre immigrée à bas prix. Les frontières se sont donc, depuis des siècles, abaissées pour devenir servantes du protectionnisme qui aujourd’hui tente de devenir lettre morte malgré bien évidemment sa mise à jour due à la dernière crise financière.
L’idée n’est pas neuve ; Déjà pendant la « Grande Dépression » de 1929 ou lors de la crise économique des années 1873-1896, plusieurs nations européennes brandirent la menace douanière pour se préserver des importations à bon marché. La débâcle financière de 2008 l’a remise au goût du jour. Des économistes et des dirigeants politiques n’hésitent donc plus à prôner la « démondialisation », le rétablissement des frontières et de la souveraineté économique des États malmenée par trente ans de politiques libérales et de libre-échangistes.
En temps de crise, la libre circulation des personnes constitue un autre sujet de controverse. Si certains y voient un principe fondateur des droits humains, référence faite à l’article 13 de la Déclaration Universelle des Droits Humains, d’autres souhaitent la contrôler, arguant d’une pression à la baisse sur les salaires. Loin du brouhaha et tapage médiatique sur le « problème de l’immigration », l’Europe, les Etats-Unis, mais aussi la Chine et l’Afrique du Sud depuis quelques temps, sont engagés dans un savant jeu d’équilibre où la frontière permet de filtrer les flux de population afin de choisir les migrants qui deviendront un atout économique pour leur pays d’accueil, ce qu’on appelle la politique de l’immigration choisie.
Ainsi, le monde cherche, toujours et encore, la meilleure politique migratoire possible. Mais en attendant que les fruits portent la promesse des fleurs, une question demeure : comment pourrait-on dénouer cette malédiction qui semble liée aux frontières et qui veut qu’on les asservisse en paraissant les servir qu’autant qu’on les sert en paraissant les trahir?
Une analyse riche en références historiques! Le lien avec la tragédie de Lampedusa n’est pas explicité clairement dans le texte. L’explication de la symbolique liée aux frontières est riche en sens et se répercute bien dans la question finale. Redessiner les frontières africaines serait-il un projet à considérer?